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Pourquoi
la photographie numérique ne remplacera pas
l'argentique
Alain le Diberder
L’opposition entre photographie numérique et
argentique s’inscrit dans la grande tradition des
querelles entre les anciens et les modernes. Aux
modernes, le progrès, la technologie, les baisses de
coûts et les marchés de masse, aux anciens la
tradition, la qualité et la culture. La lecture de la
plupart des magazines de photographie français depuis
cinq ans en fournit une excellente illustration. Il y
a pourtant de bonnes raisons de dépasser cette
polémique stéréotypée.
1 : Courte histoire de la photographie
numérique
Dans les années soixante, les industries de la
télévision (avec le capteur CCD) et de l’imagerie
médicale, chacune de leur côté, jettent les bases
d’une photographie électronique, définie négativement
par le fait qu’elle n’utilise pas de pellicule
chimique. Sony présentera ainsi en 1979 le Mavica (Magnetic
Video Camera), souvent présenté comme l’ancêtre des
appareils numériques actuels, mais qui, bien
qu’électronique (les images étaient stockées sur un
support magnétique) était tout-à-fait analogique.
C’est le succès des micro-ordinateurs qui engendrera,
dans les années quatre-vingt, l’idée d’appareils
numériques dont les photos seront lues, stockées,
traitées et consommées sur des ordinateurs. Quelques
balbutiements plus tard, Kodak en 1991 pour la photo
professionnelle (avec le DCS), Logitech en 1992 avec
le Fotoman (noir et blanc), puis Kodak à nouveau avec
Apple (Quicktake en 1994) seront les premiers à
proposer réellement des produits à ce qu’on n’ose pas
encore appeler le grand public. Ces appareils
coûtaient plus de 1000 euros et ne pouvaient stocker
qu’une dizaine d’images dans leur mémoire interne.
Encore s’agissait-il d’images atteignant péniblement
le 320 par 240 pixels, soit une résolution 30 fois
inférieure à celle d’un appareil vendu aujourd’hui 350
euros. L’année 1996 voit le véritable démarrage du
marché : des appareils sont proposés au-dessous de 600
dollars, leur résolution a quadruplé (VGA, soit 640
par 480) et des firmes comme Kodak, Fuji, ou Casio,
viennent rejoindre les pionniers. Il se vendra 14000
appareils numériques en France en 1996.
Les quatre années suivantes voient bien entendu les
performances des appareils augmenter très vite, à prix
à peu près constants. La résolution standard passe de
0,3 à 3 millions de pixels, les optiques et
l’autonomie électrique s’améliorent, les logiciels
internes (balance des blancs, compression) se
perfectionnent. Mais l’événement moteur est surtout la
mise en place d’une filière complète de matériels et
de services sans lesquels le marché n’aurait pas su
développer :
-
Les mémoires de stockage des photos deviennent
amovibles et voient leur capacité, à prix constant,
pratiquement doubler chaque année : les cartes compact
flash, smart média, memory stick, puis les MMC et les
SD proposent aujourd’hui pour environ 150 euros une
capacité de 256 méga-octets.
-
Les imprimantes couleur de qualité photo, à partir de
1999, voient leur prix chuter (en-dessous de 150 euros
en 2002) et leurs performances rejoindre celles d’un
tirage papier traditionnel.
-
Les logiciels de traitement, de stockage et de
présentation se répandent et s’adaptent à une
clientèle de plus en plus large. Windows XP propose
par exemple en standard les outils de base de gestion
des photos numériques.
-
Des services d’impression papier de photos numériques
apparaissent, soit en ligne, soit dans les boutiques
de quartier.
-
Par ailleurs les évolutions générales des
micro-ordinateurs, notamment dans le domaine des
disques durs et des graveurs de cd-roms, rendent
possible la gestion de milliers de photos de taille
croissante, compte tenu de leur meilleure résolution.
Entre 1996 et 2002 l’environnement informatique dans
lequel s’insère la photo numérique a donc changé
considérablement. En France, le nombre de ménages
équipés d’un micro-ordinateur a pratiquement doublé
(proche désormais de 30%) et le micro d’aujourd’hui,
bien que coûtant 30% moins cher, est une véritable
chaîne de traitement des fichiers, alors qu’en 1996 il
s’agissait d’un outil isolé, doté d’une imprimante en
noir et blanc inapte à la photo.
Dans ce contexte, le nombre d’appareils vendus passe
de 14000 en 1996 à 584000 en 2001. Compte tenu de leur
prix moyen bien supérieur à celui d’un appareil
argentique, le marché des appareils numériques dépasse
alors en valeur celui des appareils traditionnels. De
ce point de vue la photographie numérique a gagné.
2 : La
photo numérique est-elle à l’argentique ce que le CD a
été au vinyl ?
Les appareils numériques ont conquis à la fois le
marché haut de gamme des professionnels de l’image, en
particulier celui des photographes d’agence ou
d’entreprise, et le marché milieu de gamme des
amateurs éclairés. Dès 1997, dans un marché en
croissance, le nombre d’appareils reflex traditionnels
baisse, suivi plus récemment par les appareils
compacts. Les numériques restent cependant marginaux
dans la photographie populaire, comme en témoigne
l’essor continu des appareils photo jetables. En 2001,
selon une étude publiée par l’Association des
Professionnels de l’Image, il y avait en France 22,2
millions d’appareils actifs, à 95% argentiques.
Un combat d’arrière-garde a longtemps été conduit par
les tenants de la technique traditionnelle sur le
thème de la qualité. L’argumentation portait d’abord
sur la définition des images. On pouvait lire, vers
1999, alors que les numériques haut de gamme venaient
d’atteindre une définition de 1,3 millions de pixels (Mpx),
qu’une photo 24*36 avait une définition équivalente à
6 Mpx, niveau qui semblait suffisamment lointain pour
disqualifier le numérique. Mais en 2002, plusieurs
appareils d’un prix voisin de 1000 euros atteignent
les 5 Mpx et certains appareils professionnels ont des
capteurs de 11 Mpx. La plupart des spécialistes
considèrent que, même si la « course au pixels » va
tendre à se ralentir, il n’y a pas de barrière
raisonnablement prévisible à la définition future des
appareils numériques. Des arguments plus techniques,
portant sur la sensibilité, la qualité des optiques,
ou les automatismes (autofocus par exemple) ont subi
le même sort. La vérité est que l’essentiel, et
parfois la totalité, des efforts de
recherche-développement des fabricants d’appareils
traditionnels sont consacrés au numérique.
Par ailleurs, la plupart des professionnels, tant en
agence, dans les entreprises que dans la presse,
faisaient remarquer que, de toutes façons, leurs
images analogiques passaient désormais par une étape
numérique : les images sont scannées, puis traitées
éventuellement avec des logiciels comme Photoshop, et
de toutes façons archivées en numérique.
Les progrès techniques, pour le haut de gamme, et les
baisses de coûts, pour le bas de gamme, pourraient
donc laisser augurer une substitution complète du
numérique à l’analogique, selon le modèle qu’à connu
l’industrie du disque avec l’apparition du CD audio il
y a vingt ans. Pourtant, un autre facteur que les
performances et les coûts intrinsèques de ces deux
filières techniques doit être pris en compte, plus
sociologique. C’est qu’en effet, ces deux filières ne
sont pas tout à fait comparables, bien qu’elles aient
le même objet, la prise de vue d’images fixes.
La filière photo traditionnelle est en effet une
filière autonome, malgré ses liens avec la filière
image animée. Il n’en va pas de même de la
photographie numérique, qui apparaît au moins autant
comme une branche périphérique de la
micro-informatique que comme une concurrente de la
photo argentique. C’est cette filiation qui lui assure
sa dynamique technologique, et notamment une baisse
rapide et continue du rapport prix/performances
techniques. Mais c’est aussi une faiblesse sur le
marché.
La photographie numérique est en effet inconcevable en
pratique hors du contexte du micro-ordinateur. Il y a
bien des tentatives de la part du marketing des grands
du secteur pour expliquer le contraire, avec par
exemples des imprimantes « autonomes » capables
d’imprimer des photos papier sans recours à un micro,
mais cela ne prend pas, et ces périphériques sont
considérés comme des gadgets étranges. D’une part,
sans micro, la photo numérique perd certains de ses
avantages principaux comme le stockage et le partage:
un micro peut paraître rébarbatif à certains, mais
c’est toute de même plus pratique qu’une boite à
chaussures. Et sans micro, pas de possibilité de
s’envoyer des photos par Internet. Pas de traitement
(recadrages, corrections) non plus. D’autre part, même
autonome, une imprimante reste un périphérique
informatique, et son mode d’emploi à toute chance
d’être aussi rébarbatif à une personne rétive à
l’informatique que celui d’un micro.
Or, comme en témoignent l’évolution des taux
d’équipement dans le monde, la micro-ordinateur, à la
différence du téléviseur par exemple, trouve son
asymptote non pas vers 100% de la population, mais
plus vraisemblablement vers 60 à 70%. Par exemple, il
faut rappeler qu’un micro est inutilisable quand on ne
sait pas lire, et son emploi reste aléatoire et
pénible quand on n’aime pas lire. La barrière de
l’illettrisme, extrêmement lente à se déplacer, même
aux Etats-Unis, sera donc infranchissable pour la
photo numérique.
Ce sont des handicaps qu’ignore la photo
traditionnelle. Assise sur des pratiques sociales
vieilles de près d’un siècle pour le très grand
public, elle conserve l’avantage de ne requérir
presque aucun bagage culturel. Elle conservera donc
une part plancher de la population, et dans la mesure
où une offre rentable d’appareils, de pellicules, de
services de développement demeurera, elle continuera à
recruter des adeptes au-delà de ce socle, soit auprès
de ceux qui la jugeront « plus simple », tout
simplement parce leurs parents ou leurs grands-parents
savaient déjà s’en servir, soit auprès de ceux qui
resteront séduit par son côté traditionnel.
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